Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fus pris vivant, fixé sur place dans le vacarme de vacarmes des roues de roues tournant sans tourner, toi dedans, happé toujours par le même moment immobile, répété, répété, et le temps ne faisait qu’un tour, tout tournait en trois sens innombrables, le temps se bouclait à rebours, – et les yeux de chair ne voyaient qu’un rêve, il n’existait que le silence dévorant, les mots étaient des peaux séchées, et le bruit, le oui, le bruit, le non, le hurlement visible et noir de la machine te niait, – le cri silencieux « je suis » que l’os entend, dont la pierre meurt, dont croit mourir ce qui ne fut jamais, – et tu ne renaissais à chaque instant que pour être nié par le grand cercle sans bornes, tout pur, tout centre, pur sauf toi. Et souviens-toi des jours qui suivirent, quand tu marchais comme un cadavre ensorcelé, avec la certitude d’être mangé par l’infini, d’être annulé par le seul existant Absurde. Et surtout souviens-toi du jour où tu voulus tout jeter, n’importe comment, – mais un gardien veillait dans ta nuit, il veillait quand tu rêvais, il te fit toucher ta chair, il te fit souvenir des tiens, il te fit ramasser tes loques, – souvienstoi de ton gardien. (…)
René Daumal, Le Contre-Ciel